Faut-il détruire les arbres de la forêt de Bialowieza pour mieux la sauver ?

[Reportage] (Le Monde, 16 juin 2016) Dans la bourgade polonaise de Bialowieza, à la frontière biélorusse, la polémique est aussi vieille que la Pologne libre, et aussi exceptionnelle que la forêt qui l’entoure : dans quelle mesure l’homme a-t-il le droit de poser la main sur l’une des forêts les mieux conservées d’Europe ? Au milieu du « Far East » de l’Europe occidentale, à la croisée des chemins entre la chrétienté et l’orthodoxie, le temps semble s’être arrêté tant la nature y est imposante. La forêt de Bialowieza – 150 000 hectares des deux côtés de la frontière – abrite, en plus des derniers bisons sauvages d’Europe, des loups, des lynx, et surtout des écosystèmes uniques au monde.

bialowieza

Photo : Kuba Kaminski

 

Site classé au Patrimoine mondial de l’Unesco

 C’est ici que poussent les plus vieux épicéas du continent, qui, du haut de leurs 50 mètres, donnent le vertige au visiteur. Une excursion au cœur des zones de protection stricte donne l’impression de revenir 10 000 ans en arrière, quand, à la fin de la dernière période glacière, la forêt de Bialowieza prenait la forme qu’elle a su préserver jusqu’à aujourd’hui.

Un site classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, où deux conceptions de protection de la nature s’affrontent : l’une passive, qui consiste à laisser la nature livrée à elle-même, l’autre active, où les gardes forestiers sont à l’œuvre, à coup de coupes et de plantations pour entretenir le vivant.

Mais depuis 2012, la forêt est en proie à une invasion d’insectes xylophages qui ravagent les épicéas. Suivant les recommandations de l’Office national des forêts, le nouveau ministre polonais de l’environnement, le très conservateur Jan Szyszko, a ainsi donné son feu vert, fin mars, à un plan controversé qui prévoit l’abattage de 180 000 mètres cubes (m3) d’arbres sur une période de dix ans, au lieu des 40 000 m3 initialement prévus.

Le 24 mai, le gouvernement a annoncé le début du programme de coupes. Un fait inacceptable pour une grande partie de la communauté scientifique et pour les organisations écologiques, pour qui le développement de l’insecte fait partie du processus naturel de régénération de la forêt.

A tel point que Bruxelles a ouvert, jeudi 16 juin, une procédure d’infraction contre la Pologne pour une possible transgression de la législation européenne sur les zones naturelles protégées. « La Commission a envoyé une lettre de mise en demeure, sur une possible violation de la directive Oiseaux et Habitats dans la gestion de la forêt de Bialowieza », explique un porte-parole de l’exécutif européen. Les autorités polonaises ont un mois pour fournir une réponse. En dernier recours, la procédure peut déboucher sur la saisine de la Cour de justice de l’UE, basée à Luxembourg.

Laboratoire pour les sciences forestières

 Le professeur Tomasz Wesolowski, qui connaît la forêt de Bialowieza comme personne, est de cet avis. Depuis quarante-deux ans, ce scientifique renommé et écologiste engagé y passe chaque année plusieurs mois, étudiant minutieusement la faune et la flore qui la composent.

« Nous sommes ici dans un endroit où, depuis un siècle, l’homme n’a pas posé sa main, souligne-t-il lors d’une visite au cœur de ce parc national. Ce qui est exceptionnel, c’est que malgré des ingérences humaines minimes au cours de l’histoire, le processus naturel de régénération des écosystèmes n’a jamais été interrompu, et ce depuis la fin de la période glacière. » D’après lui, le parc est un laboratoire inestimable pour les sciences forestières, unique en zone climatique tempérée.

C’est fort de cet argument que les organisations écologiques revendiquent d’étendre le parc national sur toute la partie polonaise de la forêt, qui reste encore à 85 % gérée par l’Office national des forêts. Mais les gardes forestiers n’ont pas l’intention de renoncer à leurs prérogatives, ni à la manne financière que constitue l’exploitation commerciale – certes limitée – de leur zone.

Bogdan Jaroszewicz, ancien directeur du parc national de Bialowieza, déplore pour sa part que les forestiers parlent de gaspillage de matière première. « Cette matière première a une valeur moindre comparée aux avantages que l’homme peut tirer d’une forêt naturelle : tourisme, absorption de CO2, filtrage de l’eau, herbes médicinales… »

Si les coupes ne concernent pas le parc national, ce dernier reste au centre du débat. « Les partisans des coupes disent que, dans les zones de protection stricte, certaines espèces d’arbres disparaissent. Ils en concluent que la forêt ne peut faire face seule aux aléas naturels, ce qui est scientifiquement faux, ajoute M. Jaroszewicz. Il faut en finir avec le mythe que la protection stricte mène à la disparition de la vie. »

Il pointe du doigt les nombreuses souches d’épicéas morts. « Ici, dans les années 1960, la forêt était dominée par les épicéas. Les insectes les ont dévorés, il n’en reste presque plus. Mais la vie continue, la forêt perdure. Les souches d’arbres morts contribuent à perpétuer l’écosystème. »

Tirer des bénéfices

 Dans le village, comme dans toutes les communes voisines concernées, ce point de vue reste marginal. Ici, depuis des générations, les populations locales vivent au cœur de la forêt et en tirent des bénéfices.

Dans chaque famille, on compte au moins un garde forestier. « A 99 %, les gens sont du côté des forestiers et favorables aux coupes, indique Basia, habitante de Bialowieza. Les autochtones sont pratiques. Ils veulent du bois à brûler, des matériaux de construction. Ils veulent profiter des champignons et des fruits des bois, comme ils l’ont toujours fait. » Dans cette région rurale, les écologistes et les scientifiques sont des étrangers, « venus de la ville ». Alors que les habitants, eux, fréquentent la forêt au quotidien. Leur science, c’est la sylviculture, où l’homme est l’administrateur en chef.

Un point de vue que le ministre de l’environnement a bien compris. Jan Szyszko, garde forestier de profession, est pour le moins controversé, est connu pour ses positions climatosceptiques. Alors qu’à Varsovie la polémique enfle, et que les activistes de Greenpeace investissent le toit du ministère de l’environnement pour déployer une immense banderole et demander la préservation de la forêt de Bialowieza, lui improvise une conférence de presse à la lisière de la forêt.

« On ne peut préserver ces ressources naturelles que par l’intervention de l’homme sur la nature, s’exclame-t-il, debout sur un tronc d’arbre, ovationné par une cinquantaine d’habitants. Avec la mort de ces peuplements forestiers, des habitats naturels protégés par l’Union européenne [UE] sont en danger. Il faut résoudre ce problème. » Si l’UE et l’Unesco ont déjà fait part de leurs inquiétudes vis-à-vis des projets de coupes, lui parle de « désinformation à l’échelle internationale ». Avec son programme, il défend une « expérimentation à l’échelle mondiale » contre les « postures idéologiques » des environnementalistes.

« Véritable épidémie »

 Les gardes forestiers sont prêts à relever le défi. « Si nous ne faisons rien, la forêt ne mourra pas, mais perdra de sa valeur naturelle, soutient Dariusz Skirko, forestier en chef à Bialowieza. Les insectes xylophages ont toujours été présents, mais régulés. Maintenant, nous avons perdu le contrôle du processus. C’est une véritable épidémie. »

Selon un communiqué du ministère de l’environnement, depuis 2008, plus de 3,7 millions de m3 d’arbres auraient disparu, « d’une valeur de plus de 700 millions de zlotys » (160 millions d’euros). Pour les forestiers, il n’y a pas de doute : pour sauver la forêt, il faut couper. Des « coupes sanitaires » qui, comme l’indique le ministère, constituent une manne financière non négligeable.

« La forêt de Bialowieza n’est pas exploitée comme les autres forêts commerciales polonaises, assure Dariusz Skirko. Ici, la protection de la nature a toujours été la priorité. L’aspect commercial n’a que très peu d’importance. » Si les approches paraissent difficilement conciliables, c’est que les forestiers et les populations locales scrutent la forêt dans la perspective de deux générations d’hommes ; les scientifiques et les écologistes, eux, dans la perspective de plusieurs millénaires.

« Les écologistes disent que la nature va se renouveler. Mais c’est un processus très lent, soupire Krzysztof Zamojski, le président du conseil municipal de Bialowieza et garde forestier. Il faut aider la forêt à se renouveler et accélérer le processus. » Mais pour les scientifiques, cette lenteur n’a pas de prix.

 

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