[Humeur] [Analyse] (15 septembre 2016, la veille du sommet de Bratislava) Regardons la réalité en face : je ne vois aucune volonté politique pour que la construction européenne fasse un quelconque « bond en avant », qu’il soit fédéral ou pas. Pas plus que je ne vois de volonté politique pour intégrer le « noyau dur » de l’Union, que ce soit à six ou à dix-neuf. Mais que Bruxelles se rassure : il n’y aura sans doute pas non plus – du moins dans l’immédiat – de renationalisation massive des politiques européennes. Non, ce à quoi on peut s’attendre, c’est à une sorte de statut quo constructif, qu’il faudra exploiter au mieux. Et c’est là, évidemment, que les problèmes commencent.
J’entendais encore récemment la très respectable ancienne Commissaire européenne Danuta Hübner nous expliquer que face à la « multi crise », l’UE a besoin d’une « meilleure communication. » Si les élites bruxelloises en sont encore là, c’est grave. C’est oublier ce que tout publicitaire honnête vous dira : la meilleure des communications, c’est la qualité du produit.
L’idée d’une armée européenne pour relancer l’UE ? Comme dit un ami qui connaît bien le dossier, c’est une idée qui « ne mange pas de pain. » Surtout, on peut vraiment douter que ce soit une idée qui redonne aux citoyens la foi dans l’UE, compte tenu de (l’immense !) l’abstraction de la chose et de son caractère bien plus symbolique que concret. Le risque étant de dépenser beaucoup d’énergie pour pas grand chose.
Doubler le plan Juncker ? C’est déjà mieux. Réformer Schengen et Frontex ? Une évidence. « On va mettre le paquet sur la sécurité » nous dit-on. En ces temps obscurs, cela permettra d’envoyer au bon peuple des signaux que « l’Europe vous protège. »
Toutes ces rustines passent à mon avis à côté du problème de fond : à l’heure de la mondialisation sauvage, où le pouvoir réel se déplace chaque jour davantage du politique vers le capital, l’insécurité est surtout économique. Cette insécurité menace les fondations de nos démocraties. Le jour où les capitales européennes et les élites de Bruxelles comprendront que les citoyens attendent de l’Europe qu’elle les protège en premier lieu des méfaits de la mondialisation, ce jour là, je serai rassuré sur l’avenir de l’UE.
Alors oui, il faudra mettre au placard un certain nombre de dogmes gravés dans le marbre depuis le traité de Maastricht. Faire tomber quelques tabous économiques nés à une époque révolue. Et surtout s’attaquer aux vrais problèmes : au lieu de coller une amende faramineuse à Apple pour se refaire une santé morale, s’interroger peut-être pourquoi l’Irlande ne veut pas des 13 milliards. Pas sûr cependant que Jean-Claude Juncker soit l’homme de la situation. Mais ça, on le sait depuis longtemps.
Pour la faire court, si l’Europe ne devait se donner qu’une mission, une seule, ce serait celle de civiliser le capitalisme globalisé. C’est une tâche à la hauteur de ce qu’elle est : une puissance normative, et non politique. Cette mission sera résolument plus facile d’accomplir sans les britanniques – c’est là sans doute un des rares aspect positif du Brexit. Mais pour l’heure, on en est encore à regretter le traité transatlantique à Bruxelles, c’est dire…
Une dernière chose sur le « déficit démocratique » de l’UE, qu’il nous faut combler de toute urgence. A mes yeux, la solution au problème passe notamment par le renforcement du rôle des parlements nationaux dans le processus décisionnel européen. A cet égard, l’idée d’un « carton rouge » ou « orange » accordé à ces derniers, comme le réclament certains pays, est loin d’être une idée stupide.
Dans une UE où la crise est devenue la norme, soit les élites européennes prendront conscience de ces problèmes, soit dans quelques années il ne restera plus grand chose à défendre. L’UE sera une coquille vide. Une menace qui, au passage, nous en dit long sur une erreur philosophique fondamentale de ceux qui ont pensé l’Europe telle qu’elle est : non, il n’y a pas de « sens de l’Histoire », rien que des cycles, et rien n’est acquis ou irréversible.