[Enquête 1/3] (Version longue de l’article du Monde, 6 juillet 2017) Alors que les problématiques de sécurité ont été au cœur de la visite de Donald Trump en Pologne, jeudi 6 juillet, la Pologne est-elle en passe de devenir le nouveau maillon faible de l’OTAN ? Démissions en cascade, programme de modernisation sous point d’interrogation… l’armée polonaise n’a pas échappé à la « révolution conservatrice » initiée par le parti Droit et Justice (PiS), depuis son arrivée au pouvoir, en novembre 2015. Une révolution menée d’une main de fer par le ministre de la défense, Antoni Macierewicz, une des personnalités les plus radicales et les plus controversées de l’équipe gouvernementale.
Deux anciens hauts gradés de l’armée polonaise ont accepté de confier leurs craintes au Monde. Le général Mieczyslaw Cieniuch, ancien chef de l’État-major, représentant de la Pologne au sein des structures de l’OTAN et de l’Union européenne, et le général Miroslaw Rozanski, ancien Commandant Général des Forces Armées, qui a claqué la porte de l’institution en décembre 2016, pour cause de désaccord profond avec la politique du ministre.
Les généraux dénoncent en premier lieu la méthode du ministre : « Il est profondément persuadé qu’il faut tout détruire et reconstruire à nouveau, affirme le général Cieniuch. C’est une logique irrationnelle et absurde. L’armée ne supporte pas de révolution. D’autant plus que le contexte géopolitique autour de la Pologne n’est pas stable, c’est le pire des moments. » La politique de M. Macierewicz s’inscrit ainsi pleinement dans la logique du gouvernement conservateur, qui rejette de manière radicale les acquis des prédécesseurs, et considère les 27 années de transformation démocratique polonaise comme un échec.
« Quand on a œuvré pendant des années à construire une armée polonaise solide et crédible, ce qui se passe en ce moment fait mal. C’est le travail de plusieurs générations qui est détruit » confie celui qui a servi plus de quarante ans l’armée polonaise. « Je n’ai jamais vu notre armée en si mauvais état. »
Purges massives
Depuis que M. Macierewicz a pris les rennes du ministère, 90 % de l’État-major et 80 % des cadres du Commandement Général des Forces Armées ont été renouvelées. Trente généraux – sur quatre-vingt – ont été démissionnés ou placés en réserve, ainsi que 250 colonels. « Le Ministre n’a pas le droit de faire des changements aussi radicaux. C’est le principe fondamental de continuité des forces armées qui est remis en cause » s’indigne le général Cieniuch.
Pour le général Miroslaw Rozanski, « le ministère a depuis le début pris pour principe de réaliser des objectifs politiques, qui ont souvent une forte dose de populisme. Les hommes expérimentés ont refusé de défendre le pays avec des slogans. Ils sont remplacés par des gens jeunes, mal préparés, qui légitiment les décisions politiques de la direction. »
« Les meilleurs officiers, ceux avec de l’expérience internationale, sont massivement remerciés. Les cadres restants sont sous une forte pression politique. On a à faire à une véritable dévaluation du savoir et de la compétence » confirme le général Cieniuch. Le ministre a mis en place des mécanismes législatifs qui lui permettent de promouvoir rapidement des officiers à des postes dépassant leur niveau de compétence, au nom du « renouvellement des cadres. » Il a aussi généralisé les promotions permettant de sauter deux échelons dans la hiérarchie militaire.
« La direction mise sur des gens médiocres mais fidèles, ajoute Miroslaw Rozanski. Les hommes ont peur d’exprimer leur point de vue, et n’expriment que ce qui va dans le sens du ministre. Les conséquences de cette politique se feront sentir longtemps. Nous sommes menacés de ruine intellectuelle. »
Selon Mieczyslaw Cienuch, l’armée est « en voie de politisation. » Le ministre a remplacé l’intégralité des formateurs de l’Académie de Défense Nationale, en y injectant « une bonne dose d’idéologie et de logique partisane. » « C’est très nocif. L’armée devrait garder sa neutralité, et ne peut pas être utilisée de manière instrumentale à des fins politiques. »
Quid de la modernisation ?
En parallèle, le ministre voit grand. Au point où bien des experts l’accusent de « folie des grandeurs. » Avant la visite de Donald Trump à Varsovie, la majorité s’est empressée d’adopter une loi, basée sur la « Conception de développement des Forces Armées à l’horizon 2032 », en cours de préparation. Ce document prévoit de passer l’armée à de 100 000 à 200 000 hommes, d’augmenter le budget de la défense à 2,5 % du PIB (contre 2 % actuellement) et de faire en sorte que la Pologne puisse « se défendre seule » contre tout agresseur potentiel.
Niveau équipement, le ministère projette des achats évalués à 35 milliards d’euros, et M. Macierewicz ne cache pas son penchant pour la production américaine. Problème : tous les appels d’offres majeurs, initiés par la précédente majorité, semblent au point mort. Après la rupture controversée des négociations du contrat pour la livraison de 50 hélicoptères Caracals avec l’entreprise Airbus, le ministère a commandé à Boeing trois avions de transport pour les membres du gouvernement, sans passer par un d’appel d’offres. L’Office national en charge des commandes publiques a vivement dénoncé cette procédure.
« Le processus de modernisation est à vrai dire stoppé, alors que l’armée polonaise a un besoin urgent de matériel neuf, souligne le général Cieniuch. Nous avons un vice-ministre qui dit que les hélicoptères ne sont plus une priorité. Je ne connais pas une armée pour laquelle les hélicoptères ne seraient pas une priorité. » En attendant, l’armée polonaise évolue toujours sur des machines de production soviétique.
Les experts sont également sceptiques quant à la capacité du budget polonais à supporter les ambitions du ministre, car la mise en œuvre de ces projets est étroitement liée au succès du programme économique du gouvernement, et suppose que la croissance en Pologne restera dans cette perspective à un niveau élevé – autour de 3 %.
« Nous avons à faire à un inversement des priorités inquiétant, indique pour sa part le général Cienuch. L’augmentation radicale des effectifs de soldats ne devrait pas être une priorité, mais la modernisation et la formation de ce que l’on a. L’un se fera au détriment de l’autre. »
Le général souligne la gestion « irrationnelle », selon lui, des fonds du ministère. Car M. Macierewicz prend soin de sa réputation au sein de la « base » par des augmentations conséquentes chez les soldats et sous-officiers. Si la part du budget consacrée à la modernisation des forces armées augmente théoriquement, en 2016, sur 2,5 milliards d’euros dépensés à cet effet, 80 % étaient constitués d’acomptes, destinés essentiellement à l’industrie de l’armement polonaise pour des commandes futures.
Enfin, le ministre prévoit un investissement massif dans « la défense territoriale », son initiative phare, qui devrait compter à terme 50 000 hommes. Il s’agit de milices citoyennes formées et rémunérées par l’armée, destinées à prémunir la Pologne des menaces hybrides, et même à « lutter contre le Spetsnaz » (les forces spéciales russes), selon les vœux du ministre. « Il est clair que l’investissement, tel que prévu, dans cette initiative, se fera au détriment de l’armée régulière et de la modernisation » affirme le général Cienuch.
Repli sur soi
La place de la Pologne au sein de l’OTAN serait-elle affaiblie ? Selon le Général Cieniuch, « au sein de l’Alliance, nous gardons et garderons un comportement prévisible, car l’OTAN est pour nous trop important. Mais notre politique étrangère vis-à-vis de nos partenaires européens abaisse notre valeur aux yeux des alliés. » La rupture du contrat avec Airbus a provoqué un froid diplomatique important avec Paris et Berlin, et la Pologne est toujours sur le coup d’une procédure de « sauvegarde de l’Etat de droit » initiée par Bruxelles. « Il est illusoire de penser qu’une posture de confrontation avec nos voisins européens va renforcer notre partenariat stratégique avec les États-Unis. Même l’Amérique de Trump a besoin de partenaires stables » ajoute le général Cieniuch.
Mais le général admet que la gestion des ressources humaines par l’actuel ministre risque d’affaiblir considérablement la position polonaise. « La plupart des officiers éduqués à l’étranger, qui connaissaient les structures internationales, parlaient anglais, ont été renvoyés ou ont jeté l’éponge. Nous risquons de ne plus disposer de personnes capables d’évoluer dans un environnement international. » Une politique du repli sur soi qui pourrait, en cas de crise, s’avérer fatale.